Lors d’une conférence de presse organisée par le Centre des Travailleuses et des Travailleurs Immigrant.es (CTTI) du Bas-Saint-Laurent dans le cadre d’une action en faveur d’un programme de régularisation des personnes sans statut le 18 décembre à Rimouski, l’absence de chiffres avait décontenancé certain.es journalistes sur place, au point de douter de la parole de l’organisme. En effet, en raison de l’absence de transparence du gouvernement d’Immigration sur le nombre de personnes acceptées au Canada par un visa travail fermé ou en statut d’irrégularité, un doute et une accusation de ne pas être ancré à la situation spécifique de la région étaient provoqués par l’absence de données chiffrées.
Il serait alors pertinent de connaitre la raison pour laquelle le chiffre a une telle valeur dans nos discours, au point d’être gage de vérité ?
Dans l’organisation de la vie sociale quotidienne, les chiffres sont l’un des composants importants qui la structurent. Ils se retrouvent dans plusieurs occasions banales, comme aller faire son épicerie. De ce fait, le chiffre contient une valeur sociale. Et par valeur sociale, il faut entendre une manière de décrire la production d’informations par une connaissance jugée fiable et utilisable au quotidien par une société donnée (Ogien, 2010, p. 21).
Si le chiffre a une valeur sociale, c’est parce qu’il permet de mettre en évidence un élément de la réalité. Cet élément devient alors une information qui devient utilisable pour construire une norme.
Le chiffre est alors doté de trois caractéristiques systématiquement attribuées lorsqu’il n’est pas questionné dans sa possible objectivité, celles d’être vrai, neutre et incontestable (Ogien, 2010, p. 22).
La présence du chiffre dans la démocratie a fait son apparition il y a une quinzaine d’années, avec la méthode de gouvernance basée sur le résultat (Ogien, 2010, p. 23).
Le résultat traduit la mesure de performance de l’action d’un État, plus précisément si un objectif chiffré est réalisable par les politiques publiques actuelles.
Cette notion de résultat a pris une place importante dans le langage politique actuel, et il donne lieu à trois usages distincts :
– L’action des politiques publiques peut être évaluée, ce qui permet de réhabiliter le politique
– Mesurer les résultats des services publics et exiger des résultats en cohérence avec les objectifs politiques.
– Le résultat ainsi présent dans la méthode de gouvernance des services publics permet d’y instaurer un « esprit d’entreprise, de rentabilité et de compétition » (Ogien, 2010, p. 24).
Dans ce cadre-ci, le chiffre est alors au service des attentes spécifiques, et s’il se place et répond à ces attentes, il se trouve être objectif. Car les actions de quantification sont réalisées par les services publics en question.
L’activité de quantification utilisée par un État est de produire un modèle qui n’est pas censé décrire la réalité, « mais de déterminer un ensemble de règles qu’il faut imposer à la réalité pour la façonner selon certains objectifs » (Ogien, 2010, p. 25).
Par exemple, c’est dans ce cadre ci que la statistique employée par un État ne produit pas de connaissances, mais devient un instrument qui permet de transformer la manière de gouverner.
Ainsi, le chiffre à travers la quantification devient une information qui va structurer la direction des décisions politiques, qui doit répondre à une exigence, celle du résultat, et donc de l’efficacité.
Sans le chiffre, il n’est pas possible de fixer des objectifs, ou de définir les indicateurs de performances, de contrôler la productivité, ou encore d’« évaluer le degré de réussite d’une disposition de politique publique » (Ogien, 2010, p. 26).
Exiger un chiffre afin d’accéder à une donnée objective pour évaluer un phénomène n’est alors en rien un acte neutre ou objectif, car l’objectivité n’est en rien assurée par un chiffre.
« Cette dépendance à la quantification est un élément de la valeur sociale que les gouvernants attribuent au chiffre, en le dotant d’une propriété : celle d’être tout bonnement indispensable à qui veut conduire les affaires publiques de façon « moderne ». » (Ogien, 2010, p. 26). Le journaliste n’avait alors pas besoin de connaitre un chiffre pour relayer de manière pertinente et objective l’information.
Ogien, Albert. « La valeur sociale du chiffre. La quantification de l’action publique entre performance et démocratie », Revue Française de Socio-Économie, vol. 5, no. 1, 2010, pp. 19-40.
Mathieu Perchat, Initiative de journalisme local, Le Mouton Noir
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